Quelle Odyssée

Quelle Odyssée“, 2e prix sur 50 au concours organisé par la bibliothèque de Saint Coulomb

– Tu n’es qu’un porc !
– C’est toi qui m’a changé ainsi !
Il y a encore quelque temps, Circé pensait avoir trouvé la perle rare. Visage énergique et majestueux, des cheveux noirs et bouclés, une haute stature, Ulysse représentait tout pour elle. Un seul bémol, il avait déjà une bobonne et il ne voulait pas la quitter car c’est elle qui tenait les cordons de la bourse. Et à propos de bourse, elle n’était pas trop portée sur les siennes. Il avait galéré pour trouver un poste de commercial lui permettant de partir en tournée pendant des jours et ainsi la tromper allègrement. Et voilà presque un an que Circé, maîtresse en chef de son cheptel, passait au second plan. Elle ne trouva pas d’autre solution que de lui annoncer l’attente d’un polichinelle dans le tiroir. Lui forcer la main fut une très mauvaise idée : Ulysse en noble héros la plaqua sur-le-champ ! Il ne voulait pas s’enquiquiner d’un bâtard. Il avait déjà un rejeton, c’était bien assez suffisant. Il quitta donc son ex-maîtresse de la région de Troyes alors que Circé hurlait à la cantonnée qu’il ne l’avait jamais fait jouir et qu’elle se vengerait.
Cause toujours, et va te faire voir chez les Grecs, pensa-t-il alors qu’il se rendait chez Nausicaa aux bras blancs qui tenait un centre de bronzage. Les bras blancs, pas folle la guêpe, elle se protégeait des ultraviolets. Peu lui importait que ses clients dépassent les doses autorisées de rayonnement dans son institut et chopent des cancers de la peau, pourvu qu’ils remplissent son porte-monnaie, c’était tout ce qu’elle voulait. Ulysse, allongé dans sa cabine, par contre désirait tout autre chose. Depuis quelque temps, il tchatait avec K-Lipso qu’il avait connue sur un site de rencontre et après des semaines de correspondance, ils avaient décidé de se voir en vrai. Il n’y avait que dans les romans à la con que les héros restaient chastes. Lui, il voulait niquer et rien d’autre. Mais ce n’était pas toujours du tout cuit et Ulysse voulait paraître à son avantage. Un beau bronzage, une peau hâlée ne pouvait que mettre en évidence son regard étincelant. Il se demanda si elle serait aussi bonne que sur la photo de son profil, alors qu’il quittait le « bronzarium artificiel » pour aller grailler. Il frétillait d’envie rien qu’à l’idée d’enlever la petite tunique que porterait K-Lipso quand ils iraient au motel du coin. Elle lui avait promis qu’elle aurait cette tenue pour leur première rencontre. Encore quelques heures à patienter et ils seraient ensemble à mettre le feu sur la piste au son des « Sirènes du phare d’Aleeeeeeeeeeeeeexandrie… ».
Ulysse, excité comme le chien Argos quand les femelles étaient en chaleur, arriva au point de rendez-vous avec un peu d’avance. Le tenancier de la boîte « Le Télé-Mac » avait la réputation de fumer six cigarettes par jour et tout naturellement le surnom de 6-clopes lui fut octroyé. Ulysse qui attendait, patientait, jouait des doigts sur le comptoir, refusait les invitations à danser depuis un petit moment, finit par envoyer SMS sur SMS. Il commençait à en avoir un peu marre de faire tapisserie – ce genre de situation était réservé à sa pouffe de Pénélope – quand un beau jeune homme aux larges épaules l’aborda, non pas pour lui proposer un plan-cul, mais des pilules de toutes les couleurs.
– C’est ton jour de chance aujourd’hui. En tant que chef des Lotophages, je t’offre ce petit cadeau.
Ulysse se méfia un peu, c’était peut-être quand même un plan-drague, mais à cheval de Troyes donné, on ne regarde pas les dents plombées, il accepta donc le cadeau qu’il avala avec une piquette d’ambroisie. Le mélange fut détonnant et il ne réalisa jamais vraiment pourquoi il se prit pour un champion de tir à l’arc défiant tous les prétendants de sa femme. Les pauvres, pensa-t-il. S’ils savaient que ce n’était pas une chaudasse. Enfin le fric compensait. Cependant entre l’hallucination due à la came et la réalité, il n’y avait pas que l’arc qui bandait. Elle allait déguster, K-Lipso. Il allait la baiser comme un dieu de l’Olympe.
– Tiens, cadeau bonus pour toi, dit le beau jeune homme.
Et il lui mit dans la main encore quelques pilules.
– Si tu as besoin de moi, je suis Personne. Passe par 6-clopes si tu veux du matos. Je te laisse. Je vois que tu as de la visite, et charmante en plus.
Il s’éclipsa des plus rapidement. Ulysse s’attendait à voir K-Lipso quand deux policiers en uniforme se tinrent chacun à ses côtés.
– Tiens, tiens, tiens. Mais qui t’a donné ça ? demanda le flic montrant le contenu de la main.
– C’est Personne ! répondit Ulysse le plus sérieusement du monde.
– Tu as entendu ça, Charybde ?
– Oui, Scylla. Et en plus, il se croit drôle.
– Messieurs, demanda une voix féminine. Puis-je parler quelques instants à cet homme avant que vous ne l’embarquiez ?
– Faites, Madame.
Ulysse ne vit d’abord que la petite tunique avant de réaliser avec horreur que ce n’était pas sa nymphe de K-Lipso qui se tenait devant lui, mais son officielle.
– Mon amour, tu croyais que j’allais continuer à être encore longtemps la cocue la plus célèbre de l’histoire ? Une certaine Circé m’a contactée et a exigé une reconnaissance en paternité, tandis que je te piégeais comme un débutant avec mon pseudo sur Internet. Je garde précieusement tes SMS, tes photos SM sur Facebook. Il faut vraiment être trop con pour les mettre en ligne. Ton pote Achille s’est fait une joie de me les transférer. Rendez-vous chez l’avocat mais je te préviens, je ne te donnerai pas un cent ! Tu n’auras rien pour le divorce. Messieurs, il est tout à vous !
– C’est pas ton jour de chance, mon gars. Et à la prison, ils vont bien s’occuper de toi.
Alors qu’Ulysse plongeait dans l’enfer du Styx pour ne plus en remonter, Pénélope qui lui avait mis un vent magistral à faire pâlir Eole de jalousie, se sentit dorénavant une femme libérée de toute contrainte. Avant de retourner dans son quartier de l’Estaque, elle quitta la boîte de nuit, prit l’autoroute et se tapa pour son plus grand plaisir…Paris.

Jean-François SCHWAIGER